Figure incontournable de l’histoire de la photographie allemande, August Sander est aussi l’un des fondateurs du style documentaire. Poursuivant avec obsession un idéal de vérité, il ambitionna de dresser un portrait photographique de la société allemande sous la République de Weimar. Plus d’une centaine de photographies issues de ce projet, fil directeur de toute une vie artistique, sont exposées au Mémorial de la Shoah à Paris, jusqu’au 15 novembre 2018.

Un portraitiste social

Né en 1876 dans une famille de mineurs de Rhénanie-Palatinat, August Sander découvre très tôt sa vocation de photographe. Après avoir été assistant photographe dans plusieurs villes d’Allemagne, il installe son studio à Cologne en 1910, où il exerce une activité de portraitiste.

Son enrôlement dans l’armée et sa participation à la Première Guerre mondiale le marquent durement, et c’est en pacifiste et socialiste que Sander appréhende son art. Sa fréquentation du groupe avant-gardiste des Progressistes de Cologne et ses conversations avec son fils Erich et ses amis communistes exercent une influence directe sur ses travaux.

Son projet photographique personnel, qui l’occupe toute sa vie, est tourné vers l’humain. Il ambitionne de photographier les hommes et les femmes de la société allemande de la République de Weimar, toutes catégories sociales et professionnelles confondues. Il photographie ainsi, tout au long des années 1920, des artistes, des militants communistes, des paysans, des artisans, des fonctionnaires, des bourgeois, des grands industriels, des ouvriers, des chômeurs, des tsiganes, des personnes handicapées…

Son travail, exposé pour la première fois en 1927, remporte un grand succès et connaît une première publication monographique en 1929 sous le titre Antlitz der Zeit (Visage d’une époque). Les photographies de cette première publication sont présentées « comme de rares extraits tirés de « l’œuvre de toute une vie », à laquelle son auteur se consacre avec minutie depuis 1910 » (Ulrich Keller, 1980).

« On me demande souvent comment l’idée m’est venue de créer cet ouvrage. Voir, Observer, Penser, voilà la réponse à cette question. Rien ne m’a semblé plus indiqué que d’offrir, par le moyen de la photographie, une image absolument fidèle de notre époque. Si moi […] je prétends désormais voir les choses comme elles sont, et non comme elles devraient ou pourraient être, que l’on veuille bien m’en excuser, mais je ne peux faire autrement […] Aussi laissez-moi vous dire honnêtement la vérité sur notre siècle et sur les Hommes. » August Sander, 1927.

Gunther Sander, August Sander à Kuchhausen, c. 1956/1958. Tirage gélatino-argentique, 1990.

Cependant, le nouveau régime national-socialiste ne voit pas d’un œil tendre son travail : il interdit la vente de son ouvrage en 1936 et fait détruire ses plaques photographiques. Son fils aîné Erich, également photographe, est quant à lui emprisonné par les nazis en 1934 à cause de ses activités communistes ; il mourra en prison en 1944 d’une appendicite non soignée.

Dévasté par cette perte, August Sander n’en poursuit pas moins son projet, incluant dans Hommes du XXe siècle les travaux d’Erich qui, en raison de sa charge de photographe carcéral, a réalisé une grande quantité d’images témoignant de la vie quotidienne en prison. Ce portfolio apparaît sous le titre « Prisonniers politiques ».

Au cours des années 1938-1939, August Sander produit, dans son studio de Cologne, de nombreuses photos d’identité de Juifs que le régime a contraints de refaire leurs papiers d’identité (avec l’apposition de l’initiale « J »). Douze de ces portraits rejoignent son projet sous le nom de « Persécutés ». Il photographie aussi à cette époque les nazis qui se rendent à son studio, tout comme les miséreux que contiennent alors les villes, mendiants, chômeurs, infirmes, que Sander appelle « les derniers des hommes ».

Erich Sander, Prisonnier politique [Erich Sander], 1936-1940. Portfolio VI/44a – Prisonniers politiques. Tirage par contact, 1990-2011..

Les Hommes du XXe siècle

L’œuvre majeure d’August Sander, qui l’inscrit parmi les fondateurs du style documentaire, est l’ensemble intitulé Hommes du XXe siècle. Cette série de plusieurs centaines de photographies, principalement réalisées sous la République de Weimar, présente une unité stylistique qui traduit sa volonté de rendre, par ce médium, « la vérité ». Refusant les artifices et expédients photographiques qui adoucissent les portraits alors à la mode, il cherche au contraire à accentuer les contrastes pour renforcer les détails corporels (tels que les mains burinées des paysans) et modèle avec précision la lumière dans des clairs-obscurs maîtrisés. Les poses sont travaillées, les marques sociales soulignées à la fois par le vêtement, l’attitude des personnes et les éventuels accessoires liés à leur métier.

« À travers l’expression d’un visage, nous pouvons immédiatement déterminer quel travail [l’individu] accomplit ou n’accomplit pas, dans ses traits nous lisons s’il éprouve du chagrin ou de la joie, car la vie y laisse immanquablement ses traces. » August Sander

Si on reconnaît les professions, les fonctions des hommes et des femmes photographiés, on note surtout que ces images bénéficient, au-delà des caractéristiques vestimentaires ou des attitudes, d’un traitement photographique égal, comme si Sander voulait montrer que tous sont semblables malgré leur appartenance sociale ou politique, malgré les vicissitudes de la vie. Comme s’il s’agissait de « montrer qu’il y a une commune humanité dans les visages, dans les corps, dans la ressemblance frappante entre les persécutés et les persécuteurs », analyse l’historien Johann Chapoutot. « Les nazis s’échinaient à montrer les différences physiques, biologiques, anthropométriques entre leurs victimes et eux-mêmes ; on se rend compte qu’elles n’existent pas », poursuit-il.

August Sander, Maçon, 1929. Portfolio II/10, Le travailleur, sa vie et son travail. Tirage gélatino-argentique, 1990.

L’exposition

L’exposition August Sander : persécutés / persécuteurs, des hommes du XXe siècle se tient au Mémorial de la Shoah jusqu’au 15 novembre, réunissant 120 portraits extraits des Hommes du XXe siècle, et parmi eux des tirages contact inédits. Le parcours, en trois volets, présente tout d’abord une section biographique qui mêle notamment des autoportraits et des photos des lieux qui ont marqué l’existence du photographe, offrant une réflexion sur l’homme, dissident malgré lui. En outre, l’évocation de ses amitiés et de la relation privilégiée qu’il a eue avec son fils Erich éclaire son œuvre.

La deuxième section montre des portraits issus de l’ouvrage Antlitz der Zeit (Visage d’une époque), allant des paysans du Westerland aux chômeurs de Berlin, esquissant un portrait de la société allemande des années 1920. Le monde politique est également illustré à travers les portraits d’anarchistes, de leaders communistes ou de démocrates.

La dernière partie de l’exposition regroupe cinq corpus de photographies issues des Hommes du XXe siècle, mettant en regard persécutés et persécuteurs. Ainsi sont présentés douze portraits de membres du parti national-socialiste, soldats, officiers, SS ou encore membres des jeunesses hitlériennes, douze portraits de Juifs allemands et dix images du portfolio « Prisonniers politiques » réalisé par Erich Sander dans l’enceinte de la prison de Siegberg entre 1934 et 1944.

Accrochées à un mur à la forme elliptique, ces photographies sont rassemblées comme autour d’un espace commun, d’« une table avec des gens assis autour, discutant de choses et d’autres. Si c’était arrivé à l’époque, s’ils s’étaient assis pour discuter et trouver des solutions, nous n’aurions finalement pas eu besoin de ce musée [le Mémorial de la Shoah] », commente Julian Sander, arrière-petit-fils d’August Sander.

Enfin, exposées pour la première fois, quarante images des Juifs de Cologne et des prisonniers politiques qu’August Sander et ses descendants n’ont pas retenues pour les Hommes du XXe siècle. Ces portraits sont complétés par des informations biographiques obtenues grâce à des recherches entreprises à l’initiative du Mémorial de la Shoah et menées par le NS-Dokumentationszentrum de Cologne, qui retracent notamment le destin de certaines personnes photographiées. « Ils venaient de la même société, d’un même quartier à Cologne, un tout petit quartier, et ils allaient à la même école », nous apprend Werner Jung, directeur du NS-Dokumentationszentrum.

La publication des Hommes du XXe siècle

Les Hommes du XXe siècle, cette œuvre de toute une vie, non publiée à la mort du photographe en 1964, a été complétée par ses descendants selon les instructions laissées par le photographe de son vivant. Ces portraits sont classés dans 49 portfolios répartis en sept groupes. La Fondation August Sander Stiftung, gérée par ses descendants, a publié en ligne les portfolios qui composent cet ensemble, dans une définition et à une taille tout à fait satisfaisantes ; ce partage public les honore.

On peut citer également la publication en ligne par le Museum of Modern Art de New York de l’intégralité de la série de 619 tirages des Hommes du XXe siècle acquise auprès du petit-fils d’August Sander en 2015.

Ces images, tirées d’après les négatifs sur verres originaux, font l’objet d’une étude systématique par une cinquantaine de spécialistes qui se retrouvent en colloque tous les ans depuis 2016. Chaque année pendant cinq ans, parmi ce cénacle d’élus, neuf ou dix historiens de l’art, conservateurs, artistes, critiques, commentent chacun un des portfolios de l’œuvre. Les communications ne sont hélas pas publiées en ligne, et il n’existe pas à notre connaissance de projet éditorial les concernant. Pour l’heure il faut se satisfaire de deux articles de blog qui résument brièvement les deux dernières rencontres.

Cette exposition et ces compléments en ligne offrent une immersion dans l’Allemagne de la première moitié du XXe siècle, que l’on pourra poursuivre en français avec l’ouvrage Hommes du XXe siècle, publié en 2002 en un coffret de huit volumes par La Martinière, véritable trésor de bibliophile de près de 1500 pages…

 

Sauf mention contraire, toutes les images de l’article ont pour copyright : © Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne ; VG Bild-Kunst, Bonn ; ADAGP, Paris, 2018. Courtesy of Gallery Julian Sander, Cologne and Hauser & Wirth, New York

 


 

Compléments

L’exposition : August Sander : persécutés / persécuteurs, des hommes du XXe siècle, jusqu’au 15 novembre au Mémorial de la Shoah à Paris. Entrée libre.

Commissariat : Sophie Nagiscarde et Marie-Édith Agostini, assistées de Noémie Fillon (Mémorial de la Shoah) Avec la participation de Gerhard Sander, Julian Sander et Kristina Engels (August Sander Stiftung) Scénographie : Éric Benqué, assisté de Nicolas Girard

En ligne :
• Site de l’exposition : http://bit.ly/2Msi7zT
• Fac-similé de l’édition allemande de Figure d’une époque (Antlitz der Zeit) : http://bit.ly/2PvQJ1I
• Les Hommes du XXe siècle, site publié par la Fondation August Sander Stiftung : http://augustsander.org/md20jh
• Article de blog sur le colloque de 2016 : https://mo.ma/2PvpK6a
• Article de blog sur le colloque de 2017 : https://mo.ma/2nZ72Y8
• La série complète de 619 tirages des Hommes du XXe siècle acquise par le MoMA : https://mo.ma/2PocUH7
• The August Sander project : https://mo.ma/2o0Jhik

À lire
August Sander. Persécutés / persécuteurs, des hommes du XXe siècle, Catalogue de l’exposition, Mémorial de la Shoah / Éditions Gerhard Steidl GmbH & Co, 2018, 264 p.
• August Sander, Hommes du XXe siècle, La Martinière, 2002, 8 volumes, 1430 p.
August Sander. Hommes du XXe siècle, portraits photographiques 1892-1952, dirigé par Gunther Sander, textes de Ulrich Keller, Chêne / Hachette, 1981, 432 p.
August Sander. « En photographie il n’existe pas d’ombres qu’on ne puisse éclairer », Centre national de la photographie, 1995, 269 p.
August Sander : visage d’une époque. Soixante portraits d’Allemands du XXe siècle, Schirmer Mosel, 1996.
Gabriele Conrath-Scholl, August Sander. Voir, observer, penser, Die Photographische Sammlung / SK Stiftung Kultur / Fondation Henri Cartier-Bresson / Schirmer Mosel, 2009, 176 p.
• [en allemand] August Sander. Rheinlandschaften. Photographs 1929-1946, Schirmer / Mosel Verlag GmbH, 2014, 140 p.
Susanne Lange, August Sander, Actes sud (coll. Photo poche), 2009, 124 p.

À voir
• Omer Fast, August, 2016, film stéréoscopique, 15 min.
• Présentation d’August Sander et de son œuvre par son petit-fils Gerhard Sander, 15 min. :

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