Roms, Gitans, Manouches, Bohémiens, Romanichels, Sinti… De nombreux vocables désignent les populations tsiganes issues de zones géographiques diverses et vivant en France. Pour autant, dans l’imaginaire collectif et pour les autorités administratives de plusieurs générations, les tsiganes ne forment souvent qu’une seule entité. On les considère comme d’éternels errants, des étrangers tour à tour menaçants, suspects, asociaux, intrigants, fascinants. La photographie a alimenté dans une large mesure ces stéréotypes et ces préjugés.

André Kertész, Famille de gitans près de la porte de Vanves. © Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, donation André Kertész, diffusion RMN

Une exposition en deux volets

L’exposition « Mondes tsiganes. La fabrique des images », présentée par le Musée de l’histoire de l’immigration jusqu’au 26 août, se propose d’explorer le rapport de la photographie aux populations tsiganes et de décrire les représentions visuelles et intellectuelles créées par le médium photographique.

Le premier volet, intitulé Une histoire photographique (1860-1980), révèle la « fabrique des images » et la création de ce sujet iconique. Les multiples usages de la photographie sont convoqués : ils montrent la construction des stéréotypes dont ces communautés ont souvent été victimes et ils documentent des trajectoires et des histoires méconnues.

Le deuxième volet, Les Gorgan, 1995-2015, relate l’expérience du photographe Mathieu Pernot avec une famille rom. Croisant ses photographies avec celles réalisées par la famille, l’auteur met en avant la singularité du destin de chaque individu, au-delà de l’appartenance communautaire.

Les commissaires de l’exposition, Ilsen About, historien, Mathieu Pernot, photographe et Adèle Sutre, géographe, souhaitent « montrer le rôle joué par la photographie dans la fabrique visuelle des stéréotypes mais aussi explorer des pratiques plus méconnues qui permettent de raconter une autre histoire qui partirait du point de vue des sujets et non pas du regard des Gadjé (les non-Tsiganes en romani) ».

Marcelle Vallet, Jeune femme descendant du bus, boulevard de Ceinture, Tsiganes chaudronniers, années 1960, film négatif. © Fonds Marcelle Vallet – Bibliothèque municipale de Lyon

 

La construction d’un imaginaire collectif

La présence des Tsiganes aux abords des villes suscite l’intérêt des artistes, de la presse et des administrations. Ainsi, de la méfiance à la fascination, de la volonté de contrôle à la curiosité ordinaire, les images produites, qu’elles soient à caractère anthropologique, à visée judiciaire (anthropométrique même), ou encore liées à la photographie humaniste, sociale ou documentaire, ont alimenté dans une large mesure l’imagination populaire et reproduisent incessamment les stéréotypes et les préjugés qui s’attachent à ces populations.

Photographie judiciaire en plein air d’une famille de Nomades réalisée par la Brigade régionale de police mobile de Dijon, vers 1908-1910, négatif sur verre. © Musée Nicéphore Niépce, Ville de Chalon-sur-Saône

Eugène Pittard, Portraits de groupes de face et de profil réalisés dans la Dobroudja en Roumanie, vers 1899-1910, négatifs sur verre. © Musée d’Ethnographie de Genève

Fascinations

Bien avant l’invention de la photographie, la figure du Tsigane captivait déjà les artistes. Les photographes reprennent certains motifs de la peinture tels que la femme sensuelle et mystérieuse, l’homme rude et trompeur, les enfants en guenilles. Des photographes se spécialisent dans ces études tsiganes, invitent des modèles à poser et produisent des stéréotypes qui répondent à la demande de la presse illustrée, qui a bien saisi la fascination du public et des photographes pour la liberté, à la fois suspecte et poétique, de la route.

À partir des années 1930, la photographie humaniste et d’avant-garde traite la figure du Tsigane d’une manière complètement différente. Les photographes mettent en valeur la grâce, le naturel et l’individualité propres aux sujets qui posent pour eux, loin des clichés élaborés auparavant.

 

Documenter et contrôler les populations tsiganes

L’exposition montre comment la photographie a été utilisée par l’administration française pour documenter les populations tsiganes. L’État fiche et contrôle les Tsiganes dès 1912. La loi du 16 juillet 1912 crée trois catégories pour encadrer ces populations réputées instables : les marchands ambulants, forains et nomades (ce dernier terme fait référence à l’errance et au vagabondage). Un carnet anthropométrique est mis en place, qui ne sera supprimé qu’en 1969 au profit de livrets de circulation.

Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les populations tsiganes se déplacent souvent car les municipalités les contraignent à ne pas stationner trop longtemps sur leur territoire. Dès le début du conflit, les préfectures interdisent le déplacement de tous les ambulants. La conscription n’épargne pas les Tsiganes de nationalité française, qui partent combattre au front.

La Seconde Guerre mondiale est de triste mémoire pour les populations tsiganes qui sont internées dans une trentaine de camps en France. Très peu de photographies témoignent des persécutions subies par les Tsiganes durant l’Occupation. Un colloque et une conférence sont consacrés à ce sujet (voir les Compléments à la fin de l’article).

Auteur inconnu (photographe de l’armée), camp de concentration des nomades de Crest (Drôme), nomades au concert, janvier 1916, tirage. © Bibliothèque de documentation internationale contemporaine

Auteur inconnu (photographe de police judiciaire), portraits face/profil réalisés en 1908, Mme Lopez, négatifs sur verre. © Archives nationales, service central photographique du ministère de l’Intérieur, Reproduction Nicolas Dion / Pôle Image

Friedel Bohny Reiter, Vues du camp de Rivesaltes et portraits d’internés, double page issu de l’album photographique De mon travail au camp de Rivesaltes, 12 novembre 1941 – 25 novembre 1942, montage de tirages collés sur papier, anonyme. © Eidgenössische Technische Hochschule Zürich, Archiv für Zeitgeschichte, NL Friedel Bohny-Reiter

Portraits et scènes de vie

L’exposition propose ensuite au visiteur de s’arrêter un moment sur de belles rencontres entre photographes et modèles tsiganes. Celle d’Émile Savitry (1903-1967) et de Django Reinhardt (1910-1953), par exemple. Le photographe, proche des surréalistes, rencontra Django en 1930 à Toulon. Il l’accompagne tout au long de sa carrière et réalise certaines des photographies les plus célèbres du musicien.

Jan Yoors (1922-1977) partage son existence avec plusieurs familles tsiganes jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle il combat à leur côté dans la Résistance. Il photographie ses amis tsiganes dans leur quotidien. Il s’installe à New York après 1945 mais revient régulièrement en Europe. Il retrouve ses amis tsiganes dans les années 1970 et photographie les mêmes visages, quarante ans plus tard.

En 1952, Jacques Léonard (1909-1995) s’installe à Barcelone après être tombé amoureux de Rosario Amaya, une Gitane du quartier de Montjuïc. Lui-même Gitan du côté de son père, il est accepté par la famille Amaya. Il photographie, au fil des années, la vie quotidienne de son quartier de Montjuïc. Il documente ainsi les mariages, les fêtes, la danse et les rituels autour de la mort.

Des photographies de Matéo Maximoff (1917-1999) sont également présentées dans l’exposition. Né d’un père rom russe et d’une mère manouche française, Maximoff était un homme aux multiples talents : chaudronnier, il était aussi écrivain, journaliste, conférencier, conteur, cinéaste, pasteur et photographe.

Émile Savitry, Django Reinhardt et son fils Babik à l’âge de huit mois, Paris, 1945, film négatif. © Courtesy Sophie Malexis

 

Jan Yoors, Femmes du kumpania de Pulika, années 1930. © Yoors Family Partnership, Courtesy L. Parker Stephenson Photographs, NYC et Gallery Fifty One, Anvers

 

Les Gorgan

Le second volet de l’exposition est consacrée à la rencontre du photographe Mathieu Pernot avec la famille rom Gorgan, et à l’expérience humaine et photographique qu’il en a tirée. L’exposition retrace les destins individuels des membres de cette famille.

La première rencontre de Mathieu Pernot avec les Morgan remonte à 1995 alors qu’il étudiait à l’école de photographie à Arles. Ils se retrouvent en 2013, et à ce moment-là, confie le photographe, « l’évidence que cette histoire devait continuer le plus longtemps possible m’est immédiatement apparue ».

Pour le photographe, la vie en leur compagnie est une expérience qui dépasse la photographie : « À leur côté, j’ai assisté, pour la première fois de ma vie, à la naissance d’un enfant ; j’ai aussi veillé le corps de celui que j’avais vu grandir : Rocky, mort brutalement à l’âge de 30 ans. »
Parmi les belles photographies de Mathieu Pernot, sont exposés des clichés pris par les Gorgan pendant les années passées sans contact entre l’artiste et la famille. L’ensemble éclaire la singularité du destin de chaque membre de cette famille.

 

« L’exposition retrace l’histoire que nous avons construite ensemble. Face à face. Et, désormais, côte à côte. » Mathieu Pernot

 

Compléments :

Livres
• Ilsen About, Mathieu Pernot et Adèle Sutre, Mondes tsiganes. Une histoire photographique, 1860-1980, coédition Musée national de l’immigration et Actes Sud, 2018.
• Mathieu Pernot, Les Gorgan, 1995-2015, Éditions Xavier Barral, 2017.
• Raymond Gurême, Interdit aux nomades, Calmann Lévy, 2011.
• Anina Bernay, Je suis Tzigane et je le reste : des camps de réfugiés Roms aux bancs de la Sorbonne, City Éditions, 2013.
• Jan Yoors, Tsiganes. Sur la route avec les Roms Lovara, Libretto, 2004.
• Henriette Asséo, Les Tsiganes, une destinée européenne, Gallimard, 1994.
• Emmanuel Filhol et Marie-Christine Hubert, Les Tsiganes en France, un sort à part, 1939-1946, Perrin, 2009.
• Samuel Delépine, Atlas des Tsiganes, les dessous de la question rom, Autrement, 2016.

Liens
• Au même endroit 100 ans après : Famille de gitans près de la Porte de Vanves, d’après un ephotographie de 1933 d’André Kertész : http://ibidem.xyz/index.php/2019/11/21/famille-de-gitans-pres-de-la-porte-de-vanves/

Projections au Palais de la Porte Dorée
• Kriss Romani, fiction, 1963, le 31 mars à 16h.
• Histoires du carnet anthropométrique, documentaire, 2012, le 14 avril à 16h.
• Les Roms, des citoyens comme les autres, documentaire, 2017, le 27 avril à 19h30.
• Rencontre en Nomadie, documentaire, 2017, le 5 mai à 16h.
• Trapped by law, documentaire, 2015, le 26 mai à 16h.
• Le terrain, documentaire, 2013, le 27 mai à 16h.

Conférences au Palais de la Porte Dorée
• Une histoire photographique des mondes tsiganes, le 7 avril à 16h, avec l’équipe des commissaires de l’exposition. Table ronde animée par Marianne Amar.
• L’internement des nomades en France, 1939-1946, le 28 avril à 17h, avec Emmanuel Filhol, Marie-Christine Hubert, Alexandre Doulut et Gigi Bonin. Table ronde animée par Ilsen About.
• Roms et gens du voyage, une histoire française et européenne, le 12 mai à 16h, avec Henriette Asséo, Jean-Luc Poueyto, Gaëlla Loiseau et Adèle Sutre. Table ronde animée par Ilsen About.

Colloque
• Héritages et mémoire du génocide des Roms et Sinti en Europe : perspectives transnationales et comparées, le 17 mai de 14h à 18h au Palais de la Porte Dorée et le 18 mai de 9h30 à 16h30 à La Maison Rouge.

Café littéraire avec Raymond Gurême et Anina Bernay
À 85 ans, Raymond Gurême est l’un des rares survivants des camps d’internement français de familles nomades entre 1940 à 1946. Avec son livre Interdit aux nomades, il livre un témoignage exceptionnel sur les persécutions de Vichy à l’égard des Tsiganes et sur la souffrance des siens.
Anina Bernay, 22 ans, est Rom. Je suis Tzigane et je le reste : des camps de réfugiés Roms aux bancs de la Sorbonneest son histoire : celle des squats et camps en Roumanie puis en Italie avant d’arriver en France. Elle décrit sa communauté, sa culture et son histoire, et le dépassement de soi qui la mènera à passer son bac et suivre des cours de droit à la Sorbonne.

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