Ferdinand Hodler et le cinématographe

Une équipe de chercheurs vient d’identifier Ferdinand Hodler dans un film de 1896. Ce sont les premières et les seules images filmées connues à ce jour où le peintre suisse apparaît.

Ferdinand Hodler (1853-1918) est un peintre suisse réaliste et symboliste, dont le sens dramatique des compositions annonce l’expressionnisme. Lorsqu’il est filmé, en mai 1896, l’invention du cinématographe est toute récente : l’appareil est breveté en février 1895 et les premières projections publiques par les frères Lumière se sont tenues la même année.

Reconnaître un artiste ou un écrivain dans des images filmées des débuts du cinéma est chose exceptionnelle, surtout lorsque ce sont les seules images animées connues de la personnalité en question. Cela éveille un intérêt particulier, non seulement chez les spécialistes et les admirateurs de l’artiste, mais aussi chez le public en général. La rareté de ce type de découverte y est sans doute pour beaucoup, et la curiosité naturelle aussi. Ainsi les admirateurs de Marcel Proust s’étaient émus en février 2017 de l’identification (sans certitude) de l’écrivain sur un film de mariage de 1904.

Alors que l’on commémore le centenaire de la disparition de Ferdinand Hodler (1853-1918), une équipe de chercheurs de l’Institut des sciences de la communication (CNRS) et du Digital Humanities Lab (Université de Bâle) vient d’identifier le peintre suisse dans un film de 1896 sur l’Exposition nationale de Genève. L’historien du cinéma Hansmartin Siegrist et son équipe étudient depuis plusieurs années les films réalisés par le Suisse François-Henri Lavanchy-Clarke, l’un des premiers à avoir obtenu une licence d’utilisation du cinématographe des frères Lumière.

Cigare et parapluie à la main, Holder traverse deux fois le premier plan.

Le peintre apparaît dans deux des films consacrés à l’Exposition nationale, sur le site du « village suisse » (une section de l’exposition qui reconstituait l’image d’une Suisse idyllique, avec une fausse montagne et une fausse cascade). Cigare et parapluie à la main, Hodler traverse deux fois le premier plan du film intitulé « La fête au village » et il évolue à l’arrière-plan de la séquence appelée « Rentrée à l’étable ».

Qu’est-ce qui nous donne l’assurance qu’il s’agit bien là de Ferdinand Hodler ? Tout un faisceau d’informations : Hodler était l’un des artistes phares de l’Exposition nationale de 1896 et il y retrouvait ses amis, comme en témoigne sa correspondance. Il n’était d’ailleurs pas la seule personnalité du monde de l’art présente ce jour-là dans le champ du cinématographe. Les chercheurs ont identifié une quinzaine d’artistes, dont Maurice Potter et Hans Emmenegger.

En recoupant divers éléments d’archives, ils ont même pu fixer la date du tournage, le 16 mai, jour du vernissage de l’exposition du pavillon des Beaux-Arts, dont la façade comportait des panneaux réalisés par Hodler lui-même, qui avait remporté le concours pour l’exécution de ces décorations.

La taille de l’artiste (1,68 m), que l’on connaît grâce à son passeport genevois conservé aux Archives Jura Brüschweiler, correspond à celle de l’homme qui évolue devant la caméra. Enfin, les chercheurs ont isolé une image du film pour la superposer avec une photographie de l’artiste datant de la même époque : les traits et la forme des visages se mêlent de manière convaincante.

Les scènes que nous donne à voir Lavanchy-Clarke ne sont pas totalement dues au hasard du passage des visiteurs. Le producteur a mis en scène personnes et artistes en les faisant parcourir le champ du cinématographe. D’ailleurs, l’opérateur de vues Lumière n’est pas Lavanchy-Clarke mais Alexandre Promio (opérateur de près de 350 films Lumières recensés sur le catalogue lumière). Lavanchy-Clarke apparaîtrait lui-même à plusieurs reprises dans le film (de la trentième à la trente-quatrième seconde de l’extrait présenté, il serait l’homme en redingote grise et chapeau blanc qui traverse la scène de droite à gauche).

Holder a conscience d’être dans le champ du cinématographe.

Pour Niklaus Manuel Güdel, directeur des Archives Jura Brüschweiler qui conservent une grande partie des archives du peintre, Holder a conscience d’être dans le champ du cinématographe : « En plus d’en apprendre plus sur sa façon de se mouvoir, de savoir où il se trouvait le 16 mai 1896, cette séquence confirme l’intérêt de creuser l’interaction entre le peintre et les nouveaux médiums. Il en avait la connaissance, nous savons désormais qu’il avait aussi l’expérience » (propos recueillis par 24heures.ch).

À une époque où – peut-on penser – on a regroupé, numéroté, catalogué et classé toutes les archives publiques et que, protégées de la destruction, de la dispersion, de la perte, elles ne trouvent plus d’autre raison d’être que de somnoler dans des réserves pour être réveillées de temps à autre par un chercheur ou un passionné, ce genre de découverte est enthousiasmant.

Non seulement nous n’avons pas fini de produire de l’information grâce à nos archives visuelles et documentaires, mais encore elles regorgent de détails à révéler et sont pleines de promesses d’enquêtes passionnantes.

Compléments :

Notices des films dans lesquels Holder apparaît
• https://catalogue-lumiere.com/fete-au-village
• https://catalogue-lumiere.com/rentree-a-letable
Le catalogue Lumière recense le catalogue des films de la compagnie Lumière publiés entre 1895 et 1905. Les données historiques proviennent de l’ouvrage de M. Aubert et J.-C. Seguin, cité ci-dessous.

Article du Monde sur l’apparition filmée de Marcel Proust
• http://lemde.fr/2EDg9rp

Vidéos
• Les films Lumière de la première séance publique payante le 28 décembre 1895, au salon indien du Grand Café à Paris : http://bit.ly/1Yy73eF
• Grande sélection de films Lumière sur Youtube : http://bit.ly/2Es8WeI

Livres
• Michelle Aubert et Jean-Claude Seguin, La production cinématographique des frères Lumière, Bibliothèque du film, 1996.
• Bernard Chardère, Lumières sur Lumière, Presses universitaires de Lyon, 1998.
• Jacques Rittaud-Hutinet, Le cinéma des origines. Les frères Lumière et leurs opérateurs, Champ Vallon, 1985.
• Jacques Rittaud-Hutinet, Auguste et Louis Lumière. Les mille premiers films, Philippe Sers, 1990.

Les expositions de « l’Année Hodler » en Suisse
• Holder et le Léman, au musée d’art de Pully, du 15 mars au 3 juin.
• Ferdinand Hodler dans les Archives Jura Brüschweiler, à la Fondation Martin Bodmer, du 21 septembre au 19 mars 2019, puis au Musée jurassien d’art et d’histoire au cours de l’année 2019.